Blues Hall Of Fame – 2019 – BILL DERAIME

billbhofBill Deraime. Ce nom n’est pas qu’un nom. C’est une flamme qui brûle depuis longtemps. C’est un homme que les nouvelles générations ne connaissent pas. Pas encore. C’est un gamin né du côté de Senlis, loin des quartiers bourgeois, quand les canons internationaux avaient à peine cessé leur mélodie de massacre. Là, un jour, il entend Ray Charles. Quand ses amis choisissent probablement le rock&roll pour y croire encore, lui, ce sera le blues. Pour toujours. Pas d’argent dans la famille et donc, le piano, même pas la peine d’y penser. Une guitare, offerte par son père, fera l’affaire. Il reprend très vite le “What’d I Say” du genious Brother Ray. C’est désormais en lui, pour lui.

Le temps s’écoule. Les disques avec. Au compteur, une vingtaine d’albums. Quelques tubes, dont l’incontournable “Babylone Tu Déconnes” en 1981, des centaines de chansons surtout, autant de salles oubliées, de clubs anonymes, de MJC de banlieue, d’Olympia également. Bill Deraime a la voix déchirée, impossible à confondre avec celle d’un autre, la guitare sensible et aventurière, il regarde le monde droit dans les yeux et n’a jamais oublié d’où venait cette musique qu’il aime tant, le blues. Des chaînes, de l’homme écrasé, d’au delà des nuages de la compromission et de la violence. Le cliché de l’artiste maudit serait peut-être une facilité, un raccourci trompeur. Mais il y a de ça. Il a tellement donné, on lui a tellement emprunté sans jamais lui rendre… Il a fréquenté des pointures, côtoyé les grands et puis… 2017.

Bill Deraime respire encore. Il reçoit chez lui, dans le neuvième arrondissement, un jour de pluie de glace et de vent sans drapeau blanc. C’est Florentine, sa femme, qui ouvre la porte. En un simple regard et quelques mots d’accueil d’une douceur rarement croisée ces dernières années, elle met à l’aise, elle détruit les dernières résistances. L’appartement est un livre ouvert sur deux existences que l’on devine bien remplies. Des tapis un peu partout, des ouvrages, des tableaux, des couleurs qui se mêlent pour distiller une magie presque palpable. Au fond, dans une pièce plongée dans l’obscurité, où Bill provoquent ses tripes pour composer ses chansons, dorment ses instruments, y compris ses douze cordes, qu’il aime plus particulièrement. Une harmonie se dégage de ce décor comme tombé d’un autre siècle. On s’y sent bien sans attendre. On devine qu’ici, on a préféré vivre les choses plutôt que de simplement les collectionner.

Bill arrive, géant paisible, qu’il ne doit pas trop falloir asticoter non plus. Il dégage une force proprement démente. Barbe et cheveux blancs, il est à la fois Ezra Pound, Romain Gary et le roi Arthur (lui qui avait baptisé l’une de ses guitares Escalibur…), un marcheur pour les hommes, un troubadour, celui qui va de ville en ville pour chanter ce que nous sommes sans toujours le savoir. Bill a 70 ans, le temps a fait son œuvre, bien sûr, mais ses yeux racontent autre chose, peut-être la foi, le refus d’abdiquer, l’amour plus que la haine. Bill est chrétien. Il n’agite aucun étendard. La transcendance ne lui est pas étrangère, en cette époque de consumérisme malade et de sang sur les trottoirs et les mains. Elle se retrouve d’ailleurs fréquemment dans sa musique. Bill Deraime n’ignore pas que l’homme peut et doit s’élever, malgré la souffrance, l’horreur, la fin. C’est à ce prix qu’on peut encore avancer, croire, être. Et ses chansons dévoilent ça, souvent. Elles incarnent, elles disent, elles déchirent le voile du cynisme roi. Elles sont d’une beauté sauvage, pas encore apprivoisée en tout cas, elles existent par elles-mêmes, sans trucages ni mensonges.

“Nouvel Horizon”, son nouvel album (sur le label Rupture), composé et enregistré entre Paris, la banlieue et la Normandie, sur ces quatre dernières années, comporte 19 titres. Il y a des purs inédits, des chansons de lui que l’on connaissait et que l’on redécouvre avec une émotion qui doit moins à la nostalgie qu’au plaisir non négociable de retrouver un ami que l’on pensait disparu, des duos, beaucoup, certains évidents et fédérateurs, d’autres surprenants et jubilatoires, il y a des hommes qui chutent et se relèvent, des morts qui reviennent à la vie, des genres qui se croisent pour le meilleur, du reggae, la nouvelle Orleans, une terre qui brûle, de la solitude et de la communion, des larmes et des rires, il y a tout ce qui fait l’humanité. Il y a le blues. Le blues encore et toujours, même, si, parfois, il se déguise pour mieux viser le cœur.

“Nouvel Horizon” est aussi le titre de la jolie chanson qui ouvre ce disque insoumis, une chanson qui, il y a longtemps, devait être une adaptation du “Redemption Song” de Marley. C’est un titre intimiste avec juste une basse, la fameuse douze cordes de Bill et un percussionniste qui dessine des rythmes d’Orient très envoûtants. C’est une danse captivante, c’est Bill qui tend la main, qui n’oublie pas aussi ceux nés avec la mauvaise couleur de peau et l’état du monde actuel. Ici, la peur est sommée d’aller voir ailleurs, on fixe l’horizon, là où l’espoir est encore possible. “Assis sur le bord de la route” (Bill Deraime sait-il que grâce à sa chanson, des mômes de province ont découvert Otis Redding!) a été revisitée, avec Kad Merad au micro. C’est un blues, évidemment, un blues qu’aurait aimé Big Bill Broonzy, d’une simplicité biblique et c’est peut-être pour cela qu’il est aussi irrésistible.

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Bill Deraime – (c) Alain Hiot

“Chaque Matin”, c’est un blues de blues (sourire) dit Bill. Chaque matin, c’est le cri, le cri du blues. Un cri qui remonte aux racines et qui manque cruellement à notre époque. Le cri de la naissance, celui de l’injustice, celui qui fait l’homme, à chaque nouvelle aube. Sur “L’Enfer”, il y a Bernard Lavilliers, qui aurait d’ailleurs pu écrire cette chanson. C’est un titre apocalyptique, dans la tradition du blues: “Le blues, ce n’est pas que “My baby is gone” (rires). On oublie trop souvent que Bessie Smith par exemple, a écrit un blues sur les inondations de 1927, “Backwater Blues”. C’était sur l’eau. Là, c’est sur le feu. Cette chanson est dédiée au collectif Les Morts de la Rue. Flo et moi, on appartient à ce collectif qui se charge des enterrements des gens qui meurent dans la rue, pour leur éviter la fosse commune. Pour qu’ils soient enterrés dignement, avec une petite cérémonie. La phrase clé, c’est “Et l’homme créa l’enfer”…” précise Bill. C’est une chanson reptilienne, qui convie à un voyage intérieur. “Un Dernier Blues”, avec Florent Pagny, une très vieille chanson de Bill, raconte ces fins de soirées, quand la musique refuse de plier bagage. Simple, vécue, elle emmène loin celui qui écoute avec très peu. “J’ai Mal” évoque un certain esprit Stones et, avec une touche d’humour, plonge dans la souffrance d’un homme que l’alcool a failli détruire. Sur “Dimanche Après-Midi”, l’harmonica de Jean-Jacques Milteau et la voix de Bill incarnent l’angoisse du mec qui n’a pas d’inspiration. C’est un groove dingue, qui ne fait pas de prisonnier.

Vient ensuite “Babylone Tu Déconnes”, avec Tryo, qui a beaucoup participé aux arrangements de la chanson: ““Babylone”, ça a été un tube qu’on n’entend d’ailleurs plus du tout (rires). L’avantage dans tout ça, c’est qu’on ne m’a pas proposé de rejoindre la tournée Stars80 (rires)” développe Bill. C’est pourtant un reggae qui n’a rien perdu de sa force et de sa sensualité de combat. “Mon Obsession”, présent sur son album précédent, a été mis en boîte avec un jeune groupe français de reggae mystique, les Guetteurs. C’est un reggae qui rappelle que sans amour, nous ne sommes rien, impuissants. On peut penser à l’Exodus de Bob. On peut surtout s’avouer que la haine est facile, à la portée de tous. Et que l’amour, lui, demande du courage. Là, Bill Deraime confirme que si le monde est devenu ce désert aux émotions bradées, l’artiste reste et doit rester cette oasis, cet endroit, rare, où la possession et l’addiction ne font pas tout.

Dans “Seul avec Toi Même”, Bill est seul avec lui même et pourtant, on a l’impression que tous les Booker T and The M.G.’s sont venus faire la fête avec lui. Imparable! “Laisse Couler” est sur l’abandon. Ou comment accepter de laisser couler pour mieux remonter. “Silence et dors”, chante-t-il. Comme il a raison. “Rien d’Nouveau”, en duo avec Yves Jamait, chanteur à la gouaille de barricade est un Protest blues, un constat amer mais pas de vaincu. Pete Seeger, Woody Guthrie, Bill Deraime. Il y a des traditions qui ont la vie dure et c’est une très bonne chose. “Raymond”, c’est Ray Charles, bien sûr, c’est aussi l’histoire d’un mec qui part sur les routes du blues, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une chanson blues funky, au sourire en coin, dédiée à son ami Chris Lancry. “Pamela”, autre vieille chanson réactivée, fait référence à La Nouvelle Orleans, ville qu’adore Bill et où il a déjà enregistré par le passé. Leon Redbone plane sur ces quelques accords bercés par un soleil à la fois moite et amical. “Je Rêve”, avec Joniece Jamison, chanteuse américaine qui était à l’époque sur scène avec Bill avant de rejoindre Eurythmics, c’est le rêve de fraternité: “Moi, aujourd’hui, je suis un peu un grand-père (rires). Et c’est quoi la vocation du grand-père? De donner du rêve aux enfants. De leur apprendre qu’il y a plus de bonheur dans la quête de la fraternité que dans celle du fric. Je reste très pessimiste sur la société mais je garde espoir.” Rêver les yeux ouverts… Tout est dit. “Faut que je me tire ailleurs”, autre tube de Bill de 1980, est une cavalcade blues impeccable et n’a pas pris la moindre ride. “Moi Sans Toi” est une chanson conjugale, à la douze cordes saturée, un vibrato et des chœurs sioux, fantômes bienveillants: “C’est la plus bluesy de toutes, très roots. Ça raconte le couple dans tout ce qu’il a de dur, de difficile. Mais ça raconte aussi l’espérance”. “Plus la Peine de Frimer” était au départ, il y a très longtemps, écrite pour Véronique Sanson. Elle n’est jamais venue l’enregistrer. Bill s’y est donc collé, seul. Les absent(e)s ont toujours tort… Enfin, “Bobo Boogie”, chanson qui donne envie de danser encore et encore, avec Sanseverino, qui a tout fait. Il y joue du banjo, de la guitare, il est venu avec un pote contre-bassiste et un batteur… “Moi, je n’ai fait que chanter” ajoute Bill.

Avant de le quitter, on demande à Bill s’il a des regrets, après tant d’années passées sur les routes et dans sa tête, à honorer le blues et ce qu’il y a de plus fort en nous, sans jamais vraiment séduire les masses. Si ce rôle d’underdog lui convient, d’une manière ou d’une autre. Il hésite. On sent qu’au fond, là où l’homme ne triche plus, il y a forcément de la tristesse, peut-être même une certaine rancune, en tout cas un sentiment d’injustice. On a envie de lui dire que son disque est peut-être ce qu’attendent les gens aujourd’hui: Quelque chose qui convoque autant l’espoir que la passion. Ce sont un disque et un homme qui ont compris depuis toujours que le blues, ce n’était pas que des larmes amères et un passé douloureux mais bel et bien une clé pour l’avenir, un message destiné aux cœurs qui battent encore. Une modernité sans cesse réactivée. Un nouvel horizon, exactement. Bill Deraime est là.

Discographie
45 Tours
1977 : Bill et Flo : Louanges à notre Dieu

Albums studio
1979 : Bill Deraime (ou Mean old blues)
1980 : Plus la peine de frimer
1981 : Qu’est-ce que tu vas faire ?
1982 : Entre deux eaux
1984 : Fauteuil piégé
1985 : Énergie positive
1987 : La porte
1989 : Quand y a le tube (ou Toujours du bleu en CD)
1991 : La Louisiane
1994 : Tout recommençait
1999 : Bill Deraime & Mystic Zebra : Avant la paix
2000 : C’est le monde (rééd. du précédent avec 1 inédit, C’est le monde + Sur le bord de la route réenregistré)
2004 : Quelque part
2007 : Revisité 2007 (avec Mystic Zebra)
2008 : Bouge encore (rééd. du précédent avec 2 autres inédits)
2010 : Brailleur de fond (double CD)
2013 : Après demain
2018 : Nouvel horizon

Albums live
1983 : En concert à l’Olympia (double album 33 T)
1993 : Live
2005 : Live au New Morning

Compilation
1990 : Mister Blues (1979-81)

http://billderaime.com/