Blues Hall Of Fame – 2019 – JJ MILTEAU

jjmilteauAvant d’être touché par la grâce à l’écoute d’un album de Sonny Terry, Jean-Jacques Milteau le confesse « J’avais déjà entendu un peu d’harmonica… ». On imagine alors que la jeunesse de ce parisien du 13e arrondissement né en 1950 non loin de la Porte d’Italie, ait pu être bercée par l’engin chromatique d’un Albert Raisner. Ce dernier, passé l’âge d’or de son second trio (1947 – 1953) et devenu homme de radio et de télévision, distillait sur les ondes à partir de 1959 des morceaux de bravoure comme « Le Canari ». À moins que, sans connaître son nom, comme la plupart de ses compatriotes, fut-il abreuvé, peut-être jusqu’à l’excès, du ruine-babines de Jean Wetzel, énigmatique interprète en 1954 du thème écrit par Jean Wiener pour le film Touchez Pas Au Grisbi. Voici bien de quoi sensibiliser voire de façonner une oreille mais de là à déclencher une vocation il y a un monde… Et ce monde c’est le Blues !

On suppose un Jean-Jacques Milteau beaucoup plus sensible au You’re No Good qui ouvre le révolutionnaire premier album de Bob Dylan (mars 1962) en gageant qu’il écouta en boucle jusqu’à l’usure la reprise qu’il propose du fameux Freight Train Blues. Il tombera ensuite sous le charme (en octobre 62) du premier single des Beatles Love Me Do, composition de Paul McCartney que John Lennon rehausse d’un riff d’harmonica inspiré de Delbert McClinton (récent artisan du succès du Hey ! Baby ! du Texan Bruce Channel [février 1962]). Comme la plupart de ses contemporains il ne découvrira que beaucoup plus tard les enregistrements de Cyril Davis ou de Paul Butterfield qui dès 1963 se posaient pourtant en véritables ambassadeurs de l’instrument. Mais en février 1964 il ne manquera pas le premier single des Rolling Stones Not Fade Away que l’harmonica rageur de Brian Jones inonde de toute sa fougue. « J’ai acheté un harmonica parce qu’il y avait une certaine vague Folk-Rock à l’époque avec des types comme Dylan, les Rolling Stones, Donovan, John Mayall… » John Mayall c’est à partir de 66 et avant ça il y aura eu 1965, Sonny Terry et son époustouflant Lost John.

De cet instant date la prise de conscience que cette musique-là, ce son-là, cette expressivité-là can come from nowhere but the blues. Ce titre provient d’un enregistrement Folkways de 1954. Le label fondé par Moses Asch en 1948, propose conjointement des enregistrements des héros de la scène folk, Woody Guthrie, Pete Seeger, Dave Von Ronck (tous héros de Dylan)… et des survivants de l’âge d’or du Country Blues, Big Bill Broonzy, Blind Willie Johnson, Brownie McGhee, Jazz Gillum, LeadBelly, Josh White, Big Joe Williams, Reverend Gary Davis… En dehors des USA le label est diffusé par Le Chant du Monde… ce sera la première maison de disques de Jean-Jacques Milteau.

Étonnamment l’harmonica est ignoré par l’ensemble des acteurs de la révolution Rock ‘n’ Roll déclenchée par Elvis Presley (à l’exception notable de Bo Diddley s’offrant les services de Billy Boy Arnold qui œuvre de manière aussi incisive que décisive sur, notamment, Bring It To Jerome, Diddley Daddy ou Pretty Thing. Quand un « rocker » veut un « soufflant », il opte plus volontiers pour le saxophone ! Ce n’est donc pas le moindre des mérites à porter au crédit de Dylan et de beaucoup des premiers héros de la Pop anglaise, qui ont tous pour idoles les Presley, Cochran, Berry, Holly et autre Jerry Lee, mais n’omettent pas de nous alerter sur l’existence de ses héros de l’ombre que sont Sonny Boy Williamson (le vrai [n°1 John Lee Curtis mort en 1948] comme le faux [n°2 Rice Miller]), Bill Jazz Gillum, Howlin’ Wolf, Peg Leg Sam, Sonny Terry, Walter Horton, Slim Harpo, Jimmy Reed, Little Walter, Junior Wells, James Cotton…

Brian Jones, Keith Relf, Cyril Davis, Paul Jones, John Mayall en Angleterre, comme Bob Dylan, Don Van Vliet ou Alan Wilson aux USA, martèlent tous le même message à travers leurs enregistrements et le premier album des Rolling Stones est symptomatique de ce que proposait à la même époque des groupes comme les Pretty Things, les Yardbirds, The Blues Incorporated, Manfred Mann et tant d’autres… On y évoque les noms des plus fameux : Little Walter I Just Want To Make Love To You (titre de Willie Dixon créé en compagnie de Muddy Waters en 54) ; Jimmy Reed Honest I Do ; Billy Boy Arnold Mona – I Need You Baby (de et avec Bo Diddley) ; James Moore (ex Harmonica Slim) alias Slim Harpo I’m A King Bee. Jean-Jacques Milteau perçoit le message et va s’engouffrer avec passion, gourmandise et délectation dans ce « chemin de Damas ». Bientôt il saura même avant les autres qui sont DeFord Bailey, Jaybird Coleman ou encore Noah Lewis…

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Eric Bibb & JJ Milteau – (c) Patricia de Gorostarzu

Son premier harmonica lui a coûté la fortune de 8,50F ! Il n’est pas question de leçons ou de cours, l’harmonica comme la guimbarde se pratique toujours en autodidacte. Ses années d’apprentissage, Jean-Jacques Milteau va les conclure à l’automne 1970 par un voyage aux USA. Cette immersion au pays du blues va lui permettre de s’abreuver aux sources de cette musique qui l’obsède. Il prendra connaissance de l’existence de ses contemporains devenus les fines lames de la scène du moment. Charles Musselwhite qui enregistre depuis 67 ou Carey Bell depuis 69. On parle également d’un certain Charlie McCoy à Nashville qui œuvre depuis 61 en qualité de sideman sous la houlette de Chet Atkins et qui a enregistré un premier album personnel et prometteur (1967). À son retour, en est-il conscient, Milteau est fin prêt pour entamer une carrière professionnelle. Pour l’heure il vit de petits boulots (on parle de cuistot et de … vendeur de disques !). « C’est un pur hasard, je jouais pour le plaisir. Des gens ont eu besoin de ce que je savais faire et je les ai croisés ». (Standing at the crossroads bending on his knees ? l’histoire ne le dit pas). Pour l’heure, at the crossroads, notre modeste ingénu un jour de 1977 croise Eddy Mitchell tout chaud débarqué de Nashville (où Charlie McCoy est devenu alors une incontournable vedette). Monsieur Eddy va trouver en Milteau son McCoy et l’aventure durera jusqu’en 1987. « Je jouais avec Eddy Mitchell à la fin des années 70. Il avait fait venir Charlie McCoy au Palais des Congrès et on avait joué à deux harmonicas. Pour moi qui me considérais comme un débutant c’était tout à fait exaltant ».

Le destin de Jean-Jacques est scellé, qu’il l’ait voulu ou non, il est désormais musicien « professionnel ». Et les propositions ne manquent pas, concerts, musiques de pub ou de film, séances d’enregistrements. En France, c’est bien simple, pour tout le monde il est le seul ! Récemment un commentateur nous faisait remarquer qu’il serait plus aisé de lister les artistes que Milteau n’a pas accompagnés que de tenter de faire l’inventaire de tous les autres.

En 1973 : il publie son premier enregistrement pour Le Chant du Monde : le volume consacré à l’Harmonica dans collection Special Instrumental. Le même label publiera Blues Harp en 1980 et Just Kiddin’ en 1983. (Le CD Blues Harp publié en 1989, rassemble des morceaux choisis parmi ces trois premiers enregistrements). En 1991, l’album Explorer traite de tous les domaines du diatonique à l’exception du blues. Pour cet album, l’année suivante, Jean-Jacques Milteau sera consacré lors des Victoires de la Musique. Cette même année 1992 Milteau enregistre un album en compagnie du Grand Blues Band avant d’assurer les premières parties des concerts de Michel Jonasz et d’Eddy Mitchell. Il participe aux collectifs des Enfoirés dans le spectacle Regarde les riches, donné sur la scène de l’opéra Garnier. L’année suivante un album Live vient témoigner de son intense activité scénique. En 1994, dans le cadre des Enfoirés il retrouve sur la scène du Grand Rex, Eddy Mitchell, Paul Personne et Renaud pour le spectacle La route de Memphis. En 1995, il prose 15 de ses compositions (parfois co-signées par Jean-Yves D’Angelo ou Manu Galvin) sur l’album Routes. Son album de 1996, Merci d’être venus sera délibérément orienté chanson avec comme invités un grand nombre de ses anciens patrons : Francis Cabrel, Maxime Le Forestier, Charles Aznavour, Florent Pagny, Eddy Mitchell, Richard Bohringer, Michel Jonasz et Claude Nougaro. En 1997 et 1998 en collaboration avec l’association Enfance et Musique il anime, assisté par un de ses élèves, l’harmoniciste Greg Szlapczynski, un atelier pour les enfants malades du Centre de Rééducation de Bullion dans les Yvelines. 1998 voit la parution de Blues Live un double album de 22 titres enregistrés au Petit Journal Montparnasse au cours d’une soirée particulièrement chaleureuse. Bastille blues paraît en 1999, constitué presque exclusivement de nouvelles compositions personnelles co-signées en partie par le réalisateur Michel-Yves Kochmann. Avec ce nouveau programme augmenté de ses morceaux de bravoure Jean-Jacques Milteau abordera la scène de L’Olympia. Un nouvel album live (au destin éphémère paraîtra en 2000 sous le titre Honky Tonk Blues). En 2001, l’album Memphis produit par Sébastien Danchin et réalisé en compagnie de grands noms du blues américains comme Mighty Mo Rodgers, Little Milton ou Mighty Sam McClain, lui vaut une nouvelle Victoire de la Musique. L’année suivante, Jean-Jacques reçoit le Grand Prix Jazz de la Sacem, qui consacre sa carrière et son parcours artistique. En 2003, Milteau se rend à New York pour graver la matière de son album Blue 3rd en compagnie d’invités de marque tels que Gil Scott-Heron, Terry Callier, N’Dambi et Howard Johnson. En 2006, et en plus petit comité, il enregistre Fragile un album beaucoup plus intimiste. En 2007, avec l’album Live, Hot n’Blue retour à une musique plus musclée et plus charnue. En 2008, il grave Soul Conversation en compagnie des chanteurs Michael Robinson et Ron Smyth. Aventure qu’il poursuivra en 2011 avec Consideration. En 2015 Jean-Jacques et le chanteur de blues Eric Bibb rendent hommage au formidable héritage d’un géant de la musique populaire avec l’album Lead Belly’s Gold. Ils collaboreront à nouveau sur l’album Migration Blues, en compagnie de Michael Jerome Browne. En 2018, Sebastian Danchin lui propose de s’associer au violoncelliste Vincent Segal pour former avec le chanteur canadien Harrison Kennedy le trio CrossBorder Blues.

Jean-Jacques Milteau aura parcouru au propre comme au figuré bien des itinéraires géographiques comme musicaux. De la Chine à l’Afrique du Sud, de Nashville à La Nouvelle-Orléans, de l’Irlande au Mexique, c’est un musicien curieux de tout, avide de toutes les nouvelles rencontres, toujours prêts pour toutes les expériences musicales.

Et la question que tout le monde se pose : quelle responsabilité est la sienne dans la vente annuelle en France de 200000 harmonicas ?

Discographie
CrossBorder Blues – 2018
Migration Blues – 2016
Lead Belly’s Gold – 2015
Blowin’in the Past – 2012
Consideration – 2011
Harmonicas – 11/19/2009
Soul Conversation – 2008
Live, Hot n’Blue – 2007
Fragile – 2006
Blue 3rd – 2003
Memphis – 2001
Bastille Blues – 1999
Merci d’être venus – 1996
Routes – 1994
Live – 1992
Explorer – 1991
Blues Harp – 1989

 

Directeur de collection
Bon Temps Rouler, Special Alligator – 2008
Bon Temps Rouler, JJM Ideal Playlist – 2006
Inspiration, 22 Rare Harmonica Performances – 2005
Inspiration, 22 Great Harmonica Performances – 2002

 

Pour les enfants
Manque pas d’air – 2000
Léo decouvre le Blues – 1997

 

DVD
What’s That Sound – 2015
J’apprends l’harmo avec J.J. Milteau – 2007

 

Livres
Memphis Blues (avec S. Danchin & J. de Perlinghi) – 2005
L’Harmonica pour les nuls (avec Winslow Yerxa) 2009